Je suis du plastique

Je peux voir que j’ai la forme d’un bras. Un bras féminin de couleur grisâtre. Une main ornée de quatre longs doigts avec de grands ongles noirs, un pouce fixe et une protubérance à la place de l’épaule. Ça y est, je crois que j’ai compris ! Je suis le bras d’une poupée, c’est génial ! Je serai adoré par un enfant !

Justement, la voici. C’est une fillette asiatique mais, je suis surpris de la voir aussi malheureuse. Peut-être n’aime-t-elle pas les poupées ? Elle me prend, moi, parmi les centaines d’autres bras dans le bac auprès d’elle. Quelle chance j’ai ! Elle me regarde à peine et m’accroche sur un torse d’une poupée à l’allure sinistre. Je suis maintenant une poupée complète !  Il y en a des dizaines identiques dans un autre bac. Sans plus de considérations, la jeune fille me dépose sur un convoyeur, et recommence son manège avec une autre poupée.

Pauvre fillette, elle aurait dû jouer avec moi, me cajoler, m’amener partout avec elle. Comment une telle situation est-elle possible ? Je m’éloigne d’elle et constate l’horreur de sa situation. Elle est bien trop jeune pour travailler, elle a l’âge de s’amuser ! Son environnement ne sied pas à un enfant, ni à aucun être vivant méritant une certaine dignité. Un superviseur à l’air austère passe près d’elle pour s’assurer qu’elle respecte les quotas de production. Ses pas soulèvent des nuages de poussière car le sol est en terre battue. Personne n’a pensé couler du béton pour faire un plancher digne de ce nom ? Les machines de l’usine sont tellement bruyantes que le superviseur doit crier pour que la jeune fille puisse l’entendre. La sueur de l’enfant fait coller ses cheveux à son visage. Quelques goutes percent la digue de ses sourcils pour lui brûler les yeux. Sans parler des larmes retenues. Elle est habillés en haillons souillés et elle ne porte même pas de souliers. J’aurais tellement aimé jouer avec elle…

Au bout du convoyeur, je suis emballée dans une boîte deux fois trop grande. Au moins je ne serai pas à l’étroit ! Je vais donc me rendre dans un magasin. Là, je trouverai l’enfant que je rendrai heureux ! Ma boîte, comme des dizaines d’autres, est empilée sur une palette avant d’être remballée avec une pellicule de plastique. Comme ça, personne ne tombera de la palette, c’est bien pensé ! Maintenant, direction le magasin.

Finalement, on nous descend du camion qui a roulé des heures. Je remarque assez tôt que je ne suis pas dans un entrepôt de magasin. Je suis au port. Un chariot-élévateur nous amène dans un conteneur et une grue nous installe dans un cargo. Ça va être plus long que je ne le croyais avant d’avoir une amie !

Plusieurs jours plus tard, nous accostons sur un autre continent, à l’autre bout du monde. Encore une fois, on nous embarque dans un camion et nous nous dirigeons vers un entrepôt, avec des centaines d’autres produits divers. Des livres, des ampoules, des DVD, de la vaisselle, des bibelots, des briquets, des confiseries et j’en passe. De tout et de rien ! Après des jours d’attente, un employé daigne enfin déballer la palette sur laquelle je repose depuis déjà trop longtemps. Qu’on me donne un enfant à aimer ! L’employé découpe la pellicule de plastique qui nous protégeait et la jette aux poubelles. Heureux de ne pas être ce plastique là ! L’employé, qui ne gagnerait jamais un trophée de motivation au travail, me met sur une tablette dans le magasin. S’il savait ce que la petite fille sur l’autre continent vivait, il apprécierait peut-être davantage sa situation ?

Après quelques semaines à me pavaner sur cette tablette, une dame décide de m’acheter ! Enfin, je serai utile ! On me dépose dans un sac de plastique, après que la dame et le commis aient échangé des billets à l’effigie de menteurs professionnels. La dame m’emmène chez elle et me cache dans un garde-robe obscur, sur une tablette au dessus des vêtements, dont certains semblent pendus là depuis d’innombrables années.

Un mois plus tard, la dame me libère enfin de la noirceur du garde-robe et me dépose sur une feuille de papier avec d’étranges motifs. Des gros bonhommes barbus tout vêtus de rouge, des chevreuils avec un nez rouge, des flocons de neige… Là, la dame referme le papier sur moi et utilise du ruban adhésif pour sceller le tout. J’imagine qu’elle ignore que je suis déjà très bien emballée. Étrange bonne femme… Enfin, elle me dépose sous un sapin de plastique. C’est fou, les humains ont une vénération pour le plastique !

Soudain, je l’entends ! Ma future amie !

– Maman ! Maman ! Le Père Noël est passé cette nuit ! Je suis certaine qu’il m’a apporté des Monster High ! crie-t-elle, presque hystérique.

– Tu verras ce soir quand on va déballer les cadeaux, répond la mère.

– NON ! Je veux en déballer juste un, tout de suite ! continue l’enfant.

– Pas question, tu peux attendre jusqu’à ce soir, non ? demande la mère.

Moi aussi je ne peux pas attendre jusqu’à ce soir ! J’ai tellement hâte de la connaître ! Après tout le voyage que j’ai fait !

– Je ne t’aime plus ! pleure la fille. Tu es une mauvaise mère ! Tu as gâché mon Noël !

– Ok, si tu le prends comme ça, cède la mère.

La dame me prend et se tourne vers sa fille, qui retrouve tout à coup sa bonne humeur. Ma future amie arrache furieusement l’emballage de papier qui me recouvre inutilement. Enfin, je la voie. Sauf qu’elle a l’air plutôt déçue.

– Zombie School ? dit la jeune fille avec dégoût.

– C’est pareil que les Monster High mais, c’est moins cher, explique la mère.

– Mais ce n’est pas une Monster High ! C’est de la cochonnerie ! crie l’enfant. C’est des Monster High que je veux !

– Tu vas voir, tu vas l’aimer comme les autres, répond la mère, mal à l’aise. Bon, veux-tu des biscuits ?

La jeune fille me lance telle une pacotille répugnante et suit sa mère à la cuisine. Ce n’est pas le scénario que je m’étais imaginé… Du coin du salon, je peux suivre le déroulement du réveillon. Il y a tellement de cadeaux. Sauf que la jeune fille en veut toujours plus. Chaque cadeau qu’elle déballe est plus gros que le précédent. La plupart d’entre eux n’ont pu l’émerveiller que quelques instants. Malgré son manque de reconnaissance, elle crie au drame quand il n’y a plus rien à déballer. À la fin de la veillée, les deux parents remplissent deux gros sacs de poubelle de tout cet emballage de papier qui va prendre la route du dépotoir.

Pour ma part, la jeune fille, sous ordre de son père, me range dans un vieux coffre avec d’autres reliques. Tous des jouets rejetés. Des toutous, d’autres poupées et autres babioles mal aimées. Durant un an, je suis resté stoïque parmi les autres jouets abandonnés. J’attends mon heure, un jour elle jouera avec moi, c’est une évidence.

Enfin, aujourd’hui, ma chance vient de tourner ! Le coffre s’ouvre et je m’attends à voir la jeune fille… mais c’est plutôt sa mère. Elle me saisit et me jette dans un autre sac avec d’autres jouets en plastique. Moi et mes camarades sommes en panique. La plupart d’entre nous n’ont pu saisir le coeur de la jeune chipie. Maintenant, la dame se débarrasse de nous tels des détritus !

Par chance, elle nous jette dans un bac de recyclage, avec d’autres matières plastiques. Au moins, je serai recyclé pour devenir un autre objet de consommation qui fera la joie de quelqu’un. C’est tout ce que je demande.

Quelques jours plus tard, nous sommes ramassés par le camion de recyclage et nous voyageons jusqu’au centre de tri. C’est un nouveau départ pour moi ! Nous sommes déchargés directement sur le sol de l’usine et avant de comprendre ce qui m’arrive, je me retrouve sur un convoyeur. Je passe devant des dizaines d’yeux vigilants, ces travailleurs sont carrément des machines !

– Les jouets de plastique ça ne se recycle pas ! dit un superviseur.

– Pourquoi ? demande un employé.

– Nous n’avons pas les installations pour broyer et trier tous les objets de plastiques, répond le superviseur. De toutes façons, personne ne veut acheter ce type de plastique là, ce n’est pas rentable.

C’est que je suis du plastique de qualité ! On pourrait me transformer encore plusieurs fois ! C’est quoi cette histoire ! ? Ainsi, avec indifférence, je suis saisie et lancée dans un conteneur. À l’intérieur, c’est l’obscurité la plus totale et l’odeur est pestilentielle. Ça y est, je suis carrément aux poubelles ! C’est un cauchemar et je vais bientôt me réveiller, c’est certain. Après quelques heures d’attente interminable, tout ce met en mouvement. Je repars en voyage sur la route. Je n’ai fait que ça de ma vie, voyager !

Rendu au dépotoir, le camion nous décharge dans une montagne de détritus et repart dans le simple but de revenir, tout aussi plein. Ensuite, un immense monstre mécanique aux roues de métal vient nous compacter avant qu’un autre monstre ne nous enterre sous d’autres détritus.

Ça fait maintenant mille ans que je suis enfouies, entourée de détritus. J’ai à peine perdu ma couleur et j’ai toujours la même forme de poupée gothique. Combien d’enfants aurais-je pu rendre heureux si la mère de la chipie m’avait donné au lieu de me recycler ? Reste-t-il seulement des humains à la surface, vu leur mode de vie excessif ? Quel autre produit utile aurais-je pu devenir si j’avais été recyclée ? Je désespère à l’idée de n’être qu’un gaspillage de ressources et d’énergie ! Je n’ai jamais eu aucune utilité. Je n’aurais jamais dû exister finalement.